Le 13 Mai 1958 (suite)
Cependant, le colonel Godard, commandant
le secteur Alger-Sahel, responsable
de l'ordre, s'inquiète de cette manifestation
qui s'annonce comme devant être une
véritable pagaïe.
La foule est convoquee pour 15 heures, moment où l'Assemblée
nationale entrera en séance à Paris. Mais les autorités militaires ne déposeront leur
gerbe qu'à 18 heures. Que feront les Algérois pendant ces trois heures interminables?
A tout hasard, il dispose des bouchons de parachutistes autour de la
Casbah et de la prison Barberousse, objectifs virtuels des raids de septembriseurs à
chaque époque de tension.
Il demande aux Anciens Combattants de ne se réunir qu'à 17 heures.
Mais c'est déjà trop tard. On ne dispose plus que du journal du soir Dernière Heure pour annoncer ce changement.
Dès 13 heures une fourmilière trottine sur les trottoirs des grandes artères, tandis
que les rues transversales sont désertes.
Tout Alger s'est mis en marche vers le boulevard Laferrière, l'avenue large de 150
mètres qui dévale du Forum jusqu'à la mer.
Les voitures, sur les chaussées, scandent déjà
les trois longues, deux brèves d' « Algérie Française ».
Aux portes des Facultés, centre névralgique habituel, la foule des étudiants est
assise sur les trottoirs de la rue Michelet, ou forme des groupes animés qui débordent
sur les chaussées.

Un grand gaillard maigre et barbu, en uniforme de lieutenant de paras, sort de
l'Otomatic, le café des étudiants. C'est Lagaillarde, président des Etudiants.
Sous-lieutenant de réserve, il n'a qu'un droit contestable à porter son uniforme
aujourd'hui. Mais l'habit fera le moine pour forcer les barrages.
Et quand ce soir Massu engueulera Lagaillarde pour s'être
« déguisé », l'ouvrage sera fait...
Martel et ses groupes d'activistes rejoignent Lagaillarde devant les Falcultés. Les
poujadistes arrivent à leur tour. La foule est considérable et l'atmosphère nerveuse.
15 h 30 : il est déjà impossible d'avoir une vue d'ensemble de la foule, moins
encore de la chiffrer.
Le boulevard Laferrière est déjà une cataracte humaine.
C'est une vaste perspective de jardins étagés, qui commencent au Forum, devant le Gouvernement Général, dégringolent par un escalier monumental vers le monument aux Morts dont la coupole se situe à mi-pente, pour dévaler jusqu'au parapet du front de mer.
Toutes les avenues qui coupent la perspective sont également noyées de foule, aussi loin qu'on puisse voir dans leurs axes.
Cependant, dans les jardins des Facultés et rue Michelet devant les grilles, les
troupes rassemblées des Sept atteignent à présent 5000 hommes, estime Lagaillarde,
pour la plupart armés.
- J'ai une camionnette, dit le président
des Etudiants à Martel.
- Montons dessus avec ton drapeau! .
Suivant le drapeau motorisé, la colonne s'avance en direction du Forum. Sur son
passage, elle soulève une immense clameur.
Devant le monument aux Morts, Lagaillarde grimpe sur le socle pour rallier ses
hommes. Martel s'arrête à côté de la flamme, avec son drapeau.
De sa tribune monumentale, le lieutenant de parachutistes s'adresse à la foule
en apostrophes véhémentes:
- Laisserez-vous brader l'Algérie Française.
- Permettrez-vous aux traîtres de
nous gouverner ?
La foule hurle ses réponses. Un climat d'émeute se dégage de cette masse ardente.
Pendant ce temps, les gaullistes se sont regroupés autour de Delbecque, au premier étage du journal Le Bled qui domine la mer humaine.
Delbecque veut utiliser le balcon et ses haut-parleurs pour s'adresser à la foule et
lancer ses mots d'ordre.
Mais le colonel Goussaut, chef du service psychologique, lui refuse l'usage des locaux et des micros militaires. Le leader gaulliste s'en va, furieux, et regagne son P.C., l'Antenne de la
Défense Nationale.
Les responsables du défilé ne disposent que de trois voitures haut-parleurs sans
grande portée. Les liaisons se font mal. Le cortège des associations, échelonné sur le front de mer, est bloqué par la cohue. On n'arrive pas à organiser le défilé.
Finalement, un service d'ordre s'improvise, parvient à ouvrir un chenal
par lequel le flot des Anciens Combattants commence à couler.
Les délégations défilent toujours. On
attend les généraux. Mais une odeur âcre
descend sur les jardins.
A 17 h 30, quelques groupes impatiens de lycéens se détachent de la foule et
montent vers le Forum.
Les C.R.S., dont les camions bordent l'immense plate-forme, lancent pour
les repousser quelques grenades lacrymogènes. Les manifestants refluent.
Le défilé continue malgré tout. Dès pancartes oscillent au-dessus des groupes. On y lit les noms des villes de l'Algérois qui ont envoyé leurs délégations.
Beaucoup de musulmans portant leurs décorations défilent parmi les anciens combattants.
Ils sont follement acclamés.
Aucun uniforme de policier n'est visible.
C'est bizarre.
Cependant, des voitures munies de haut-parleurs s'insinuent dans la cohue, lançant des mots d'ordre qui deviennent plus précis: Au G.G. ! Au G.G. !
Soudain, apparaissent au fond de l'avenue Pasteur des casques blancs.
Ce sont ceux de la Circulation Routière de l'armée, des éléments qui n'ont jamais eu le moindre heurt avec les Algérois, donc les moins susceptibles d'irriter la foule. Ils tentent
d'ouvrir, avec une jeep, une voie à un détachement de tout jeunes soldats de l'Ecole de Cavalerie et à la Musique de l'Air précédant les voitures des généraux.
Dans le square, on ménage un étroit cheminement dans lequel s'engagent à pied,
en file indienne, le général Salan, très rouge, la casquette d'aviateur du général Jouhaud,
très pâle, l'uniforme blanc de l'amiral Auboyneau, le képi du général Allard, le béret rouge du général Massu.
Ils sont acclamés, bousculés. On crie: « L'armée au pouvoir ! »
Une gerbe de roses est déposée au pied du monument. On entend à peine la sonnerie « Aux Morts ».
Assez pourtant pour que ta minute de silence s'impose, rompue tout de suite par les cris:
« Massu au pouvoir ! »
L'odeur âcre de grenades lacrymogènes lancées contre les assaillants descend sur
les jardins, piquant les yeux des généraux.
A peine ceux-ci ont-ils commencé à descendre les degrés que Lagaillarde regarde longuement Martel et Martel, Lagaillarde. Puis, d'un même mouvement, le lieutenant
de paras et le porte-drapeau commencent à gravir les marches.
- On y va ! Tous au G.G. contre le régime pourri! hurle Lagaillarde.
La bagarre est déjà commencée par quelques éléments de pointe au Sommet de l'escalier
qui débouche sur le Forum. Cette vaste esplanade dallée et carrée, qui fait tout juste un hectare, a jusqu'ici très mal porté son nom.
En plein soleil, elle était presque toujours déserte et ne servait guère que de parking aux visiteurs du Gouvernement Général.
Les C.R.S. ont rangé leurs camions en barrage en bordure de ce glacis. Ils n'ont qu'à en défendre les intervalles.
Armés
de pierres ramassées sur les pentes des jardins, les premiers manifestants essayent depuis un long moment de forcer le barrage. Subitement, les C.R.S. se replient derrière les
grilles du Gouvernement Général.
- On vient d'abandonner le Forum aux manifestants. C'est inadmissible!
téléphone
le directeur du cabinet de Lacoste, M. Maisonneuve, au préfet
d'Alger M. Baret.
- C'est le colonel Godard qui assure l'ordre,
répond celui-ci.
Pour calmer la foule, il va les faire remplacer par des parachutistes...
Les C.R.S. disparaissent à l'intérieur de l'édifice. Les paras n'arrivant pas, Maisonneuve intervient auprés du colonel Godard qui est dans la cour.
Les C.R.S. font une sortie, déblayent
l'esplanade. A ce moment arrivent les premiers camions de paras qui stoppent en désordre sur l'hectare de ciment. Les C.R.S. disparaissent à nouveau. Les paras se déploient, mais
ils sont peu nombreux.
Lagaillarde grimpe les escaliers d'une foulée irrésistible, entrainant les étudiants, les lycéens, les activistes. Martel qui le suit, titube, étouffé par
la fumée lacrymogène, paralysé aussi par l'émotion. Lagaillarde perce le barrage des paras qui ne résistent pas à son uniforme. Mais déjà le Forum est submergé par des manifestants qui ont fait le tour de l'édifice et dévalent par la pente des jardins.
Les vitres du Gouvernement Général commencent à voler en éclats sous les jets de pierres.
A l'intérieur, il y a relativement peu de monde. Le personnel est en majorité
en grève. Mais les membres du cabinet du ministre et les petits employés contractuels à la merci d'un licenciement sont à leur poste. Ils baissent précipitamment les stores de bois de la façade.
En bas, la grille qui ferme la cour entre les deux ailes de l'édifice résiste
encore, mais les parachutistes sont submergés. Ils sont trop peu nombreux pour dégager l'esplanade.
Les hommes d'assaut de Lagaillarde reviennent aux grilles, les secouent en vain. Ils se
concertent à quatre ou cinq et s'approchent d'un camion G.M.C.
des paras. L'un d'eux monte au volant. Les paras, devant ces
émeutiers entraînés par un homme qui porte leur
uniforme, n'y font pas obstacle. L'engin fonce sur la grille et la
fait céder. Le colonel Ducournau, collaborateur de Lacoste,
crie à Lagaillarde:
- Vous êtes fou! Vous allez tout
gâcher!
Une cinquantaine d'hommes font victorieusement irruption dans la cour.
Il est 18 h 45.
Le colonel Godard,
chargé de l'ordre, se trouve en face de Lagaillarde. Celui-ci
le prend par le revers de sa vareuse:
- Mon colonel, il faut, il faut les laisser entrer. . Il n'y a plus d'histoires !
Godard se
dégage d'un revers de main:
- Calmez-vous, Lagaillarde !
Pendant que certains assaillants tapent à coups de barresde fer sur les véhicules des fonctionnaires, d'autres escaladent le parapet de l'aile droite du bâtiment, brisent des
vitres et pénètrent dans la bibliothèque à laquelle ils mettent le feu.
Bien que les glaces en soient brisées, les portes centrales de fer forgé, sous le péristyle, résistent encore. Les C.R.S. qui les gardaient se sont pourtant retirés et ont sans doute gagné l'étage supérieur, car une nouvelle volée de grenades lacrymogènes vient s'abattre dans la cour.
Reflux des manifestants qui s'épongent tous les yeux. Mais ils reviennent, mettent en marche une traction-avant trouvée dans la cour, la poussent en haut des escaliers. Cette voiture défonce
la porte, livrant l'immeuble à l'émeute.
Dans le bureau de M. Maisonneuve, directeur du cabinet, le secrétaire
général Chaussade téléphone à Paris, tout en suivant l'assaut des yeux.
Il a Lacoste au bout du fil et Pic, le secrétaire d'Etat à l'Intérieur,
Abel Thomas aussi, directeur du cabinet du ministre Bourgès-Maunoury.
Il leur fait un récit haletant de l'envahissement du G.G.
- Faut-il faire tirer? demande-t-il, certain d'ailleurs de la réponse.
On consulte tous les échelons du pouvoir: Non! partout.
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